LE PARANGON DE L'EXTREME
Article retraçant le parcours de Napalm jusqu'en 1992, écrit par Alain Lavanne et paru dans le numéro de Hard Force de juin 1992.
C'est un lieu commun de dire que le Royaume Uni n'a rien
produit de très convaincant depuis l'avènement d'Iron Maiden et Def Leppard. Ce n'est
pas la prolifération des groupes de cinquième zone (pas de noms, il ne faut pas tirer
sur les ambulances) qui me fera changer d'avis. Cependant, les plants de navets ne doivent
pas cacher l'existence de plantes rares qui se sont forgées une identité très
personnelle. Napalm Death est sans conteste l'un de ces groupes. Il est temps de rendre
justice à ces parangons de l'extrémisme.
Napalm Death a vu le jour au début des années 80 dans l'énorme cité industrielle
qu'est Birmingham, qui avait déjà vu naître Black Sabbath et Judas Priest. Dés ses
origines, le groupe fut marqué par d'incessants changements de musiciens. Enfin, en août
86, Mick Harris (batterie), Justin Broadrick (guitare) et Nik Bullen (basse et chant)
parvinrent à rester soudés suffisamment longtemps (en tout bien tout honneur) pour
pouvoir enregistrer une flopée de déflagrations sonores qui allaient par la suite
constituer la première face du premier album du groupe, "Scum".
Malheureusement, l'avènement de Napalm Death fut retardé par les départs simultanés de
Nick et de Justin, remplacés respectivement par Jim Whitley et Bill Steer. On retrouvera
Justin par la suite dans le groupe industriel Head Of David. De plus, un certain Lee
Dorrian fut engagé pour assurer à part entière les vocaux, si tant est que l'on puisse
parler de chant dans le cas de Napalm Death première formule !
C'est cette formation qui enregistra la seconde partie de "Scum".
L'album vit enfin le jour chez Earache en juillet 1987 et fit grand bruit, au sens propre
comme au sens figuré. Leader incontesté du mouvement grind core, Napalm Death alignait
de courts morceaux monstrueusement violents et bruyants, encore assez immatures et mal
produits, ponctués par un chant inarticulé et ultra-guttural. Voilà qui dépassait
allègrement les cadres obsolètes du thrash et du hard core. Le public ne s'y trompa pas
puisque "Scum" finit par atteindre la troisième place des charts de
rock indépendant en Grande Bretagne ! ! ! Histoire de battre le fer tant qu'il était
encore chaud, Napalm Death s'en alla défolier gaiement de nombreuses salles de la perfide
Albion et du vieux continent.
Le retour à la maison fut marqué par l'arrivée d'un nouveau bassiste, le rebondi Shane
Embury. Momentanément stabilisé, le groupe connut jusqu'en 1989 une période
particulièrement faste. Les sorties discographiques se succédèrent à un rythme
effréné : participation aux compilations "North Atlantic Noise Attack"
et "Pathological", enregistrement de deux "Peel sessions",
sortie des maxis "Mentally murdered" et "Live EP",
flexi-disc partagé avec les nippons de S.O.B.
Mais l'avènement majeur fut sans conteste la parution du légendaire deuxième album, "From
enslavement to obliteration" qui poussait plus avant les principes de son
prédécesseur. Cet album monstrueux s'avère bien plus efficace et plus abouti que le
précédent. Il faut bien avouer que l'on s'est rarement approché de si près de la
violence ultime. Toujours à la limite de la cacophonie et de l'excès de vitesse, Napalm
Death impressionne par son extrémisme absolu et pur, couplé à une maîtrise
instrumentale qui s'affirme. Songez que cet opus s'est vendu en un temps record à 25 000
exemplaires ! Il fut littéralement propulsé à la première place des charts
indépendants anglais.
Même l'élitiste et branché New Musical Express leur consacra une pleine couverture avec
article laudateur à la clé. Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, le groupe fit
également de nombreuses apparitions sur différentes chaînes de télévision :
documentaire sur le heavy metal diffusé sur BBC 2, émission de grande audience pour les
enfants, diverses retransmissions de concerts... Bref, ce fut le délire, du jamais vu
pour un groupe de cette discipline. Il semblerait que dans la grisaille du thatchérisme
puant, la jeunesse anglaise trouva en Napalm Death un exutoire de premier choix.
Tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes puisque l'Europe prêtait
une oreille de plus en plus attentive à l'infernal grindcore du groupe. Même le Japon
les accueillit à bras ouverts lors d'une tournée en juillet 89, qui succédait à une
tournée européenne en compagnie des japonais S.O.B. Tous les beaux rêves
s'écroulèrent avec les départs conjugués de Bill Steer et Lee Dorrian. Il apparaît
que les relations humaines et les opinions musicales sans cesse plus divergentes soient à
l'origine de cette séparation-décapitation. Bill Steer préféra se consacrer
exclusivement à son autre groupe, le succulent Carcass, tandis qu'on retrouvera Lee dans
Cathedral.
Surmontant une brève panique, la redoutable section rythmique - Shane Embury et Mick
Harris - trouva rapidement un nouveau beugleur en la personne de Mark "Barney"
Greenway, débauché de Benediction. Pour remplacer l'infernal Bill Steer, deux
guitaristes ne furent pas de trop : Jesse Pintado (ex-Terrorizer) et Mitch Harris
(ex-Righteous Pigs, à ne pas confondre avec Mick Harris, vous me suivez les enfants ?)
rejoignirent le trio. En un temps record, le tout nouveau quintette composa, arrangea et
mit en place les compositions destinées à figurer sur le troisième album. Après quoi
le groupe s'envola pour Tampa (Floride) et s'enferma en compagnie de Scott Burns dans
l'incontournable Morrisound studio. "Harmony Corruption" fut l'album
qui résulta de cette coopération sulfureuse. Un album de rupture, qui marque une nette
évolution du grind core vers un death metal de haute volée. Au risque de s'aliéner les
fans de la première heure, Napalm Death n'a pas voulu se mettre à tourner en rond et
commencer à se mordre la queue (trop douloureux). Il en résulte un allongement des
compositions, qui sont aussi complexes, mieux produites, moins bordéliques mais
foutrement puissantes et vicieusement agressives. Certains ne manqueront pas de hurler à
la trahison commerciale. Billevesées et balivernes ! Primo, si Napalm Death avait voulu
faire de la musique commerciale, il aurait fallu faire du hard FM et maquiller Shane
Embury, raser la moustache 'spécial adolescent' de Mick Harris et apprendre aux cinq
lurons à sourire devant un objectif. Secundo, il est tout à fait légitime et
intelligent qu'un groupe veuille évoluer (et puis cela évite à Shane d'avoir à se
maquiller, dommage !). Tertio, enregistrer un "From enslavement to
obliteration" bis aurait certainement été plus commercial car utilisant une
recette ayant fait ses preuves, aussi bien musicalement que financièrement. Au diable les
conservateurs, "Harmony corruption" est un excellent album de death
metal, à la fois ultra-performant et très personnel. Comment résister aux monstrueuses
gâteries chantées par Barney : 'Suffer the children', 'Malicious intent', 'If the
truth be known', 'Mind snare' pour prendre quelques exemples.
D'ailleurs, l'accueil du public fut tout à fait à la hauteur des qualités de cet album
: 5eme place des charts indés du New Musical Express, 6eme place dans Sounds, 4eme place
dans Melody Maker, 1ere place dans Kerrang !... Mêmes les singles "Suffer the
children" et "Mass appeal madness" firent des troués
sanglantes dans les hit parades d'Outre-Manche. Le reste de l'Europe fit également un
accueil chaleureux à cet opus délectable. La tournée mondiale vient d'ailleurs
confirmer ce succès, y compris au Brésil et aux Etats-Unis (où ils tournèrent en
compagnie de Sepultura). Le concert du 30 juin1990 à l'Arts Centre de Salisbury
(Angleterre) fut même filmé pour la postérité. Le résultat est tout simplement une
des meilleures vidéos qu'il m'ait été donné de voir : intitulée "Live
Corruption" (Fotodisk - WMD), cette vidéo offre pas moins de 23 titres tirés
des trois albums, agrémentés de courtes interviews. En tout, 55 minutes de folie
furieuse, de stage diving et de mosh, filmé avec une grande mobilité (on se croirait
presque au premier rang).
Malheureusement, comme toujours dans la pourtant courte histoire de Napalm Death, un
départ vint hypothéquer l'ascension enviable du combo de Birmingham. Cette fois-ci, ce
fut le batteur Mick Harris, principal compositeur et seul rescapé de la formation
originelle, qui mit les voiles, apparemment pour des raisons de divergences musicales. Il
ne perdit pas son temps puisqu'il enregistra le premier album de Painkiller, "Guts
of a virgin" (chez Earache of course), projet iconoclaste et expérimental mené
conjointement avec le saxophoniste new yorkais John Zorn. Il donna également un coup de
main à Godflesh. Son nouveau groupe se nomme Scorn et on y retrouve la formation
originelle de Napalm Death : Mick (batterie et chant) , Nik Bullen (basse) et Justin
Broadrick (guitare, membre de Godflesh). Ca va, vous me suivez toujours ?
Pendant ce temps-là, ses anciens compères n'ont pas désarmé puisqu'ils ont recruté un
remplaçant, Danny Herrera, sans antécédents notables. Celui-ci subit son baptême du
feu devant 3000 personnes lors du Rock Hard Festival de Berlin. Histoire d'occuper le
terrain discographique pendant que le groupe composait son nouvel album, Earache mit sur
le marché la compilation "Death by manipulation". Il ne s'agit pas
d'une addition des meilleurs titres de Napalm Death : cette solution aurait été
simpliste et stérile car Napalm Death n'est pas un groupe à tubes, sa musique
s'apprécie dans son ensemble. Sur ce disque, on trouve les morceaux figurant sur les
singles du groupe. Plus la peine de vous ruiner pour avoir la discographie de vos brutes
préférées.
Le doux mois de mai 92 devrait connaître de sérieuses turbulences atmosphériques
puisqu'il devrait voir la sortie du nouvel album studio du groupe, j'ai nommé le
délectable "Utopia banished". Enregistré au Windings studios, en
Grande-Bretagne (rompant ainsi avec le trop systématique aller-retour au Morrisound
studio de Tampa), cet album s'avère aussi jouissif que son prédécesseur et surtout, il
installe Napalm Death à des années-lumière de la racaille non-inspirée qui pense
pratiquer du death metal en beuglant et en sursaturant les guitares. Mieux, le combo a
réalisé l'osmose idéale entre le grindcore des débuts et le death metal brutal de "Harmony
corruption". La clarté et la puissance de la production sont sûrement des
éléments déterminants de la qualité de "Utopia banished" : même
quand le groupe part dans des accélérations foudroyantes, l'ensemble reste d'une
intelligibilité surprenante. La voix de Barney est certes un monument de gutturalité
mais jamais il ne verse ans le dégueulis inaudible. La batterie du petit nouveau, Danny
Herrera, propulse l'ensemble (ha, cette double grosse caisse !) tandis que les guitares de
messieurs Pintado et Harris et la basse bourdonnante de Shane Embury assurent un
formidable tir de barrage rythmique, le tout avec la plus grande cohérence.
Histoire d'achever les fans et de permettre aux retardataires de goûter l'âpre saveur du
napalm, Earache a décidé de sortir un superbe coffret comprenant : "Scum" et
"From enslavement to obliteration" réunis sur un même CD (54 titres au
total !), "Harmony corruption", la compilation "Death by
manipulation", un live "Live corruption" (bande son de la
vidéo du même nom). Un espace vide aurait du être laissé afin de ranger le dernier
né, "Utopia banished", qui est d'ailleurs mentionné au dos du
boîtier en cuir. Or, dans l'exemplaire que j'ai reçu, " Utopia banished "
ne pourra être rangé puisque sa place est prise par le "Live corruption".
Apparemment, nos amis anglais du label Earache consomment de trop grandes quantités de
cervoise tiède !
Nonobstant ce petit problème, la sortie de ce type de produits prouve qu'un groupe à
priori underground comme Napalm Death possède désormais une notoriété suffisante pour
sortir des coffrets, habituellement réservés aux mastodontes du heavy metal. Alors les
enfants, permettez-moi de vous le dire, si Napalm Death pouvait botter quelques culs et
s'imposer comme une valeur sûre, cela amènerait une grande bouffée d'air frais... ou
plutôt une grande bouffée de napalm !