Experimental terror space-jazz & jazz-core. C'est le style, à tout le moins ça
s'en approche: prenez 3 musiciens déjà libérés du problème de catégoriser leur
propre art dans un genre précis, rajoutez quelques participants occasionnels et
des sorciers du son qui ne se posent pas plus la question, et vous serez déjà
mal partis pour savoir comment caractériser cet UFO musical. Autant citer les
projets dans lesquels chacun a participé, ce sera plus simple: donc le batteur,
Mick Harris, fondateur du premier groupe de grind-core Napalm Death, qu'il
quittera très vite après avoir inventé un nouveau drumkit rapide et violent, le
blast-beat, pour ensuite se consacrer à des projets plus planants et malsains
tels Scorn, Lull ou Quoit, pour cause de léger raz-le-bol du metal; le bassiste,
Bill Laswell, spécialiste du free-jazz et du dub-ambient, producteur et remixeur
passant d'une ambiance à l'autre avec Herbie Hancock, William Burroughs, Fred
Frith, Swans, Public Image Ltd, etc... ou fondant un super-groupe, The Golden
Palominos, où joueront Bob Mould (Husker Dü), Michael Stipe (REM), Richard
Thompson (Fairport Convention), Anton Fier (Jeff Buckley) ou encore Carla Bley ;
enfin le saxophoniste, John Zorn, figure de la scène new-yorkaise de musique
expérimentale, poussant le jazz dans ses ultimes recoins jusqu'à le mutiler, vu
comme un des compositeurs contemporains les plus influents de la fin du XXe
siècle, peut-être parce qu'il considère le rock extrême - punk, noise, metal -
comme de la ziq respectable, commençant par jouer des titres d'Agnostic Front,
invitant Kevin Sharp de Brutal Truth, plus Jeff Buckley et d'autres vocalistes à
son projet live & improvisé Cobra, ou produisant le 1° album de Mr Bungle.
Ces 3 personnalités ont déjà collaboré par paires, mais la toute première fois
où elles joueront ensemble sera cette nuit d'avril 1991 où elles vont s'enfermer
pour enregistrer une série de morceaux en one-shot, pour un disque faisant moins
de 25 minutes sorti peu de temps après sur le label Earache, à l'époque
spécialiste du metal extrême: ça commence par les cris de Harris, alors le saxo
commence à hurler puis s'arrête, la batterie claque et roule, la basse impose sa
distorsion, 30 secondes passent puis le tempo change subtilement et Zorn revient
jouer, 20 secondes passent encore et intervient le 1er blast-beat de 10 secondes
où Laswell semble jouer 2 lignes de basse en même temps pendant que le saxophone
ébauche une mélodie, 20 autres secondes où le chaos s'ordonne en harmonie, puis
les cris conjugués de Zorn et de Harris reprennent sur un blast-beat 2 fois plus
furieux que le précédent où on se demande si ce n'est pas une guitare que tient
Laswell, et on est enfin perdu... on se fait bouffer le crâne, brutalement puis
subtilement, et ça dure 3 minutes et ça s'appelle "Scud Attack"; juste après,
pour se reposer y'a un titre de 20 secondes, "Deadly Obstacle Collage". Et ça va
continuer ainsi pendant 10 autres morceaux. En bref, une musique à l'image de la
pochette, où des motifs de textiles orientaux aux couleurs chatoyantes entourent
des photos noir & blanc tirées d'un institut médico-légal, en particulier celle
d'un cadavre de femme enceinte ouverte du cou au pubis, avec l'enfant à naître
visible parmi les viscères: le disque s'intitule Guts Of A Virgin. Voilà
pourquoi la terreur.
Ils remettent ça en août et octobre 91 avec le disque Buried Secrets sorti en
92, durée 26 minutes, où leur musique va subir une évolution, va gagner en
dépravation ce qu'elle perd en brutalité, même si les 3 premiers morceaux
peuvent laisser croire à une classique continuité. En quatrième position se
trouve en effet "Blackhole Dub", le genre de titre que Bill Laswell sortira sur
son label Axiom: une plage emplie d'écho et de reverb construite autour d'une
bass-line organique, où la batterie se pose de façon lourde et lente, toutes
deux accompagnées de sombres samples et du saxophone qui tour à tour se fait
caressant ou agressif. La parfaite transition pour ce qui suit et qui porte le
nom de l'album, voyant débarquer comme invités spéciaux Justin Broadrick et GC
Green, créateurs de Godflesh, groupe qui se verra qualifié d'industrial noise ou
techno metal ou dark ambient ou autre truc affreux: presque normal qu'ils soient
là, vu que Justin Broadrick est lui aussi membre fondateur de Napalm Death. Donc
sur ce titre, ainsi que sur le dernier du disque, "The Toll", on a droit à un
long voyage halluciné au tempo ralenti et mécanique, où la guitare abrasive de
Broadrick répond à un Zorn torturé, où la basse accordée très grave de Green
complète celle en distorsion de son alter-ego, où on ne sait plus si le rythme
est tenu par Harris ou la drum-machine, chair de dieu. Les autres morceaux, du
sixième au neuvième, se chargent cependant de tuer de nouveau la douleur d'une
façon plus bestiale, même si on se demande ce qui est le plus douloureux à
l'oreille ! Voilà pourquoi, le jazz-core.
Ces 2 albums sont regroupés sur le Disc Zero de ce Collected Works, avec en
bonus une chanson de 8 minutes qui s'intitule "Marianne", avec là aussi deux
invités, de violents japonais: Makigami Koichi (leader d'Hikashu, groupe qui
mélange Kraftwerk et Magma) une espèce de mi-hurleur mi-psalmodieur qui chante
comme si sa vie en dépendait, et Haino Keiji (Thurston Moore lui a fait beaucoup
de pub, disques trouvables aux Disques du Soleil et de l'Acier) qui construit un
mur de guitare dissonant, et crie/gémit "un peu" vers la fin. Titre
serial-killer, tout en rage contenue jusqu'à ce que ça explose en déflagration
atomique : horrible, miam !
So now, Disc One. Juin 1994, le trio retourne en studio pour enregistrer un
nouvel opus nommé Execution Ground qui voit les morceaux se rallonger
sensiblement, et la musique prendre encore une direction nouvelle, sous
l'influence de Laswell comme précédemment, mais également ambient de Harris car
celui-ci a déjà sorti les premiers albums de Scorn. Pourtant les 5'30''
d'ouverture de la première plage "Parish Of Tama (Ossuary Dub)" commencent
furieux, comme sur les galettes précédentes, mais ça se calme très vite et du
bruit comme un vent vicié se met à traîner dans les tympans, charriant des voix
mortuaires, âmes damnées portées par cette force de la nature qui vont bientôt
se mettre à danser sur un dub profond, progressivement mis en place par le
couple basse-batterie, et sur lequel le saxophone n'aura plus qu'à se poser et
subir un déluge d'effets. Deuxième titre, "Morning Of Balachaturdasi" débute par
un rythme inhabituel, sur lequel viennent porter quelques coups de basse disto,
avant qu'elles ne repartent vite en chambre d'échos, que la batterie se fasse
lourde mais aérée, permettant à Zorn de tenter quelques bizarreries de son crû,
ensuite la rythmique s'arrête, reprend, s'arrête, etc... et on part sur du
free-jazz coloré et bruitiste, curieusement moins agressif malgré son aspect
déstructuré, où le talent de producteur de Oz Fritz (qui bossa avec Brian Eno,
Primus, Tom Waits) fait merveille car réussissant à garder une clarté à chaque
son. Enfin arrive "Pashupatinath" où le saxophone devient presque sage, c'est
cette fois-ci la batterie qui passe à la reverb, la basse en soutien, où des
samples vont venir petit à petit manger l'espace sonore, avant qu'on ne reparte
en instants très rapides, avec vocaux agressifs qui reviennent en toute fin sans
pour autant tomber dans l'explosion facile... And now, Disc Two : en fait le
remix ambient des premier et troisième morceaux de cet Execution Ground, assuré
par Robert Musso, autre habitué des collaborations hautes en couleur, qui va
gommer les sons trop percussifs et rallonger les plages, laissant aux sons
réutilisés le temps de se développer dans l'espace, sans compter l'ajout de
quelques samples par Harris, créant ainsi une atmosphère déprimante, sans
possibilité pour l'esprit de trop se raccrocher à une rythmique sur la durée,
obligé qu'il est de subir de sombres ambiances qu'éclairent parfois l'alto
fou... Voilà pourquoi: space-jazz.
Quant au Disc Three, il s'agit d'un concert enregistré à Osaka en novembre 94 et
qui prolonge l'évolution entamée sur le double disque précédent, mais avec un
son et des conditions live, et une maîtrise époustouflante de l'improvisation:
c'est à nouveau Oz Fritz qui assure la partie sonorisation, et qui donc contrôle
les overdubs nécessaires sur chaque instrument, ce qui lui assure presque une
place de 4e membre du groupe. Le son est donc impeccable, même quand il croule
sous divers effets, on distingue parfaitement tous les instruments: Mick Harris
n'a plus rien de commun avec un batteur habituel de metal, Bill Laswell s'éclate
comme un petit fou en changeant de jeu comme de chemise, il y a des moments de
groove poisseux, à part égale d'instants de violence vicieuse, sans oublier
quand ça déjante complètement façon fusion nucléaire, ce qui permet à John Zorn
de nous gratifier de quelques uns de ses meilleurs solos. La montée en pression
se fait progressivement, avec des titres oscillant entre 9 et 13 minutes : en
premier "Gandhamadana" qui permet à chacun de se tester et au son de se mettre
en place, après ce tour de chauffe arrive "Vaidurya" qui nous emmène dans un
espace surnaturel, alors "Satapitaka" décide de faire bouger et contenter autant
le corps que l'esprit, puis "Bodkyithangga" repart sur du bruitisme zarbi en
voyant débarquer mister Yamatsuka Eye aux vocaux, qui va rappeller les délires
du groupe Can sur l'album Tago-Mago. Le dernier morceau est enfin - sans Laswell
ni Harris - un affrontement entre le saxophone alto et le chanteur japonais, où
ce dernier va prouver qu'il n'a rien à envier à un Mike Patton déchaîné, ce
serait même presque le contraire... Donc le "John and Eye duo Encore" comporte 5
parties : "Black Bile - Yellow Bile - Blue Bile - Crimson Bile - Ivory Bile". Et
c'est fini. Et voilà pourquoi l'expérimentation.
Un coffret de 4 CD donc, numérotés de 0 à 3, pour une des plus jolies rencontres
de fortes individualités musicales des années 1990 qui va marquer durablement le
son du futur, à réserver cependant aux oreilles exigeantes et non frileuses, ne
s'abritant dans aucune chapelle, et ne pensant pas que la musique doit être
régentée par le goût du public, ou pire celui de la critique: allez, salut les
artistes, et tant pis si j'me trompe !
Source : site Internet inconnu