LE CLAPOTIS DE L'EAU
Interview de Mick Harris menée par Philippe
Roizès, parue dans RAGE en 1996
Dans le panorama musical actuel, Mick Harris est un des
créateurs les plus iconoclastes : originaire de Birmingham, il fut longtemps le batteur
du groupe hardcore le plus rapide du monde, (Napalm Death), puis accompagne John Zorn et
Bill Laswell dans la formation expérimentale: Painkiller. Il a publié de nombreux
disques de Scorn, son projet le plus personnel aux frontières de l'ambient, du métal, de
la techno et du dub. Il a créé plusieurs titres originaux pour Les Mille merveilles de
l'Univers. Scorn, désormais réduit à sa plus simple expression, Mick Harris face à ses
machines, pratique un amalgame de différentes tendances de la musique électronique
actuelle, la touche aquatique en plus. Visite guidée d'une réelle plongée abyssale.
Dans le panorama musical actuel, Mick Harris est certainement un des personnages les plus
iconoclastes. A la fois totalement introverti, investi jusqu'à la moëlle dans Scorn, son
projet claustrophobique et ouvert à nombre de collaborations ponctuelles avec
différentes sortes de musiciens, c'est un cas rare de liberté créative. Des débuts de
Scorn mêlant la noirceur des Swans, la lourdeur d'une saturation métal ralentie et de
longues plages instrumentales pathologiques, au récent album, "Zander",
descente incontrôlée et lente vers des horizons inédits, c'est un parcours unique.
Harris fut longtemps batteur au sein de Napalm Death, la référence de Birmingham, la ville la plus grise d'Angleterre, en matière de grindcore et commença à découvrir d'autres horizons en participant à la formation brutale et improvisée, Painkiller. "J'ai commencé mon éducation musicale avec le Punk", affirme-t-il en guise de préambule. "Il m'en est resté ce besoin de pervertir les sons, de ne pas donner aux auditeurs quelque chose de facile, de prédigéré. Avec Napalm Death, cette démarche était claire tellement la musique était extrême, avec Painkiller aussi, puisqu'elle était encore plus dure et improvisée en plus. Aux concerts de Painkiller, le public était un peu plus âgé parce qu'il venait du jazz. C'était drôle parce que les gens se disaient : 'tiens, c'est John Zorn et Bill Laswell ; mais qui est le troisième ?'."
Harris a donc radicalement modifié sa ligne de tir en s'ouvrant à toutes les musiques électroniques de cette fin de siècle. Il les a combinées mais les a aussi perverties et les a habitées d 'une étrange mélancolie. "Scorn ne fait pas de la dance", déclare-t-il. "Ni tout à fait de l'ambient parce que c'est plus dynamique et moins planant. Ni du dub, parce que c'est plus large, moins concerné par les racines reggae. Je ne crois pas non plus faire de la techno. Bien sûr, c'est de la musique électronique puisque je me sers de machines et d'effets digitaux mais j'en ai rien à foutre de faire danser les gens. C'est la facette tordue et pas forcément dansante de la techno qui m'intéresse. J'ai plus l'impression de créer des atmosphères qui suscitent une gamme variée d'émotions. Si on me classe dans un bac "musique alternative", ça me semble coller."
"Zander" constitue donc la nouvelle corde d'un arc déjà bien tendu par les précédents albums, les innombrables maxis et les remix confiés à une ribambelle de bidouilleurs avertis, Meat Beat Manifesto, Coil, Bill Laswell, Scanner et quelques autres. "Zander" est certainement un des albums les plus aériens de Scorn. Des ondes de moiteur se propagent sur un espace sonore large, parasité par des crissements métalliques et des rythmes obsédants, souvent recentré sur des basses extrêmement profondes, diffuses mais omniprésentes. Bizarrement, c'est une musique électronique très organique : elle évoque la respiration humaine et le souffle du vent, l'écoulement du temps et le battement du cur, le sang qui s'écoule et la fluidité de l'eau. Planante mais dynamique, "Zander" sollicite tous les sens. Musique crépusculaire, en mouvement perpétuel. L'album est sorti chez K K records, un label belge et non pas chez Earache comme les précédents. "Je n'ai jamais été très heureux de rester chez Earache. Pour moi, ça avait déjà été assez difficile de me débarrasser de l'étiquette ex-Napalm Death auprès du public. Même si Earache cherchait à s'ouvrir et à se diversifier, leur réputation était faite. J'ai fini mon contrat et j'ai préféré signer sur un label plus proche de ma démarche."
Le projet Scorn, au sein duquel Harris a toujours occupé une place prépondérante, ne s'est cependant pas toujours réduit à une seule et même personne. Edifié autour de Nick James Bullen, bassiste fondateur de Napalm Death et de Harris, Scorn s'est entouré successivement, à la guitare, de Justin Broadwick de Godflesh, de Paul Neville de Cable Regime (qui était également passé par Godflesh) et de Johnny du groupe américain Old. Harris y a d'abord officié en tant que batteur avant de s'occuper du sampler et des effets et, depuis le précédent album, il reste le seul membre du groupe et toute la musique est devenue électronique. "Nick avait un sérieux problème avec l'alcool. Il buvait de plus en plus et était devenu très violent. Une bagarre s'est mal finie et il a fait de la prison. La sonnette d'alarme avait retenti. Il a de gros problèmes à régler avec lui-même et je crois ne rien pouvoir faire pour lui. Scorn s'est donc réduit depuis ce moment à ma personne. J'y ai investi tant de temps et d'énergie qu'il était hors de question de changer de nom. Ca m'a permis de me remettre en question et de redéfinir ma musique sans voix ni basse. Je me sens parfaitement capable d'assurer la création musicale et la production seul. Avec le temps, je me rends compte que je sens vraiment bien lorsque je travaille seul, même si une collaboration avec Bill Laswell ne se refuse pas."
Mick Harris est un égoïste ! Il n'a jamais fait les choses en fonction de son public. Sinon, il aurait sans doute hésité à quitter Napalm Death et à enchaîner avec un groupe extrêmement lent et pesant, si loin des riffs metal et de la course à la vitesse. Il aurait certainement hésité également à abandonner la batterie, l'instrument pour lequel tout le monde le connaissait. "J'ai toujours cherché la petite bête. Quand je suis arrivé au sein de Napam Death, j'ai amené un tas d'influences américaines alors que le groupe sonnait encore très anglais : des groupes hardcore obscurs comme Siege, les premiers pas de la scène underground death metal, le côté froid des Swans. Pas mal d'influences du hardcore japonais. Je crois avoir apporté une extrêmité à Napalm Death, j'étais d'ailleurs le compositeur essentiel. Les gens ne se rendaient pas toujours compte à quel point c'était un groupe structuré. Mais j'ai fini par me sentir étriqué derrière une batterie et j'ai ressenti le besoin d'embrasser la musique dans son ensemble. Avec Scorn, j'ai toujours cette démarche de pousser plus loin dans des espaces méconnus. Je crois que je me remets en question fréquemment. Mais il a un lien évident entre Napalm Death et Scorn, le côté sombre. C'est ce que j'aime chez Slayer par exemple. Le drame de Napalm Death, c'était de se retrouver prisonnier d'un style. Je pense même qu'avec aucun membre d'origine, ils feraient mieux de changer de nom. Moi, je m'y ennuyais alors je suis parti. Récemment, ils ont enfin changé de style et je trouve ça assez puissant et plaisant. Le seul problème, c'était le chant qui ne se renouvelait pas. Ils ont enfin changé de chanteur. Bonne chance à eux."
Harris n'aurait sans doute pas décidé non plus d'assurer ses prestations scéniques seul, dans le noir, derrière une console de mix, interdit aux yeux du public. Harris aime à souligner qu'il aime la solitude du studio et qu'il préfère consacrer son temps à sa femme et à leur enfant plutôt que de traîner. "Sur scène, je ne joue plus les titres des différents albums. Mes shows n'ont rien à voir avec les concerts de rock où on vient écouter ses morceaux préférés. Je travaille avec des machines, une table de mixage, des tonnes d'effets et je fais tout en live. Comme je ne veux pas m'ennuyer, j'improvise et je me renouvelle à chaque concert. On ne peut pas voir deux concerts de Scorn identiques. Si ça plaît aux gens, tant mieux ! Mais il n'est pas question pour moi de répondre à des exigences : je ne mettrai pas plus de lumière, je ne ferai pas plus dansant, mais il m'arrive de me produire sur scène accompagné par un DJ qui balance de la techno ou du drum & bass. Les albums de Scorn sont plus introvertis parce qu'on les écoute chez soi et les concerts plus dynamiques. Je ne veux pas donner l'impression de faire le show de Mick Harris. La musique est importante, pas mon visage. C'est pour ça que je suis derrière ma console, faiblement éclairé, parce que c'est la musique qui doit envahir l'espace. Le public n'est pas obligé de me regarder."
Pas de mouvement de bassin prononcé, pas de chevelure incandescente qui tournoie, pas de déhanchements outranciers, pas de sauts en l'air, pas de défoulement corporel donc. En un mot, pas de rock'n'roll ! Pourtant, si on se donne la peine, lors d'un concert de Scorn, de s'approcher de la console derrière laquelle Harris est assis, on le sent totalement absorbé par l'univers sonore auquel il est entrain de donner vie, en live et direct, au gré de son inspiration et de ses pulsions. Et physiquement totalement investi dans le maniement des machines. Il lui arrive aussi de partager la scène avec des DJ's en plein mix sur lequel il balance ses effets. "J'adore les machines. C'est un univers qui semble illimité. Je crois qu'on peut faire une musique encore plus lourde, dure, noire, perturbante. En même temps, je crois que ça peut être ressenti comme de la musique harmonieuse. Je crois que notre musique aurait pu coller à un film comme "Eraserhead". Pour moi, c'est un peu la musique psychédélique de maintenant. Je n'ai pas la prétention de dire que je fais quelque chose d'original. Je fais juste la musique qui m'excite. Il y a quelque chose de très ftal dans Scorn. Si c'était un élément, ce serait sans doute l'eau. Je me souviens d'un rêve où j'étais prisonnier dans une ville entourée d 'eau et qu'il était impossible d'en échapper. Scorn, c'est un peu ça."
Aquatique est bel et bien le maître mot de l'univers de
Scorn. A l'écoute de ces plages instrumentales sourdes et fluides, on peut, au prix d
'une relaxation totale et d 'un petit effort de concentration, sentir le liquide
s'écouler, entendre le cliquetis de l'eau, le choc de la goutte qui s'écrase, le presque
silence de la bulle d'air qui éclate à la surface. On peut flotter au gré des ondes et
couler dans la profondeur des basses. Ce n'est pas une illusion : toute l'uvre de
Scorn est transcendée par ce rapport à l'eau. Lorsqu'un être humain se laisse aller,
les oreilles sous l'eau et le nez en dehors, lorsqu'il respire ainsi à pleins poumons, il
entend très fort sa propre respiration à l'intérieur de son corps. Scorn, c'est ça !
Cette sensation - là !